Le dessin de presse vu par Nadia Khiari, ou naissance et longévité du chat Willis fom Tunis, à l'occasion de la parution de son dernier album : « 10 ans et toujours vivant ! »
Il y a six ans, l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo décimait la quasi totalité de l’équipe. Cet automne a eu lieu le procès des attentats de janvier 2015, sur fond d’une nouvelle série de meurtres, dont la décapitation de notre collègue Samuel Paty. Aujourd’hui, des journaux licencient des dessinateur·trice·s, ou renoncent à les publier par peur de mécontenter. L’esprit critique et la liberté d’expression sont ainsi fragilisées. C’est pourquoi, nous avons choisi d’aller à la rencontre de Roger Reverdy, cofondateur du Festival de la caricature et du dessin de presse de Castelnaudary, dont la dernière édition a été annulée – Covid oblige –, mais dont l’esprit doit perdurer, et de Nadia Khiari, enseignante et dessinatrice, créatrice d’un chat devenu l’un des emblèmes de la liberté en Tunisie.
Cet entretien a paru dans le no 277 – Automne-hiver 2020 de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
, est dessinatrice, plasticienne et enseignante en arts plastiques à Tunis.
Qui est Willis from Tunis, et comment est-il né ?
Depuis gamine, j’ai toujours fait des dessins humoristiques, mais je n’avais jamais pratiqué le dessin satirique avant 2011. Au moment des soulèvements populaires en Tunisie, j’ai mis en scène Willis, en fait pour divertir mon entourage que les événements tétanisaient. Les milices de Ben Ali terrorisaient la population. Je tenais déjà un peu le personnage car j’ai un chat, baptisé Willis (à cause de John Fitzgerald Willis, un surnom d’Albert Dupontel, dont j’adore l’humour noir, dans Bernie), et j’avais commencé à croquer ses bêtises.
Au moment des soulèvements populaires en Tunisie, j’ai mis en scène Willis, en fait pour divertir mon entourage que les événements tétanisaient.
Il m’est apparu comme un bon avatar pour saisir tout un tas de situations concrètes que vivaient mes compatriotes, en gardant mon anonymat puisque je publiais sur Facebook à une période politiquement très dure. Évidemment, utiliser des animaux pour critiquer le pouvoir en place est traditionnel. Quant au choix du chat, il figure l’indépendance, la désobéissance et renvoie à la culture anarchiste. Cela me correspondait bien (rires).
Quel est votre regard sur le dessin de presse et la caricature aujourd’hui ?
En temps normal, c’est dur. Avec la crise sanitaire, c’est pire. Depuis mars, je n’ai fait aucun festival, aucune dédicace, rencontre, conférence. Avec tous les artistes autour de moi, financièrement, on tire la langue. En Tunisie, il faut avoir un autre emploi car on ne peut pas vivre du dessin. En dix ans, je n’ai jamais travaillé pour aucun journal tunisien. Soit c’est par souci économique, soit c’est par trouille.
En temps normal, c’est dur. Avec la crise sanitaire, c’est pire.
D’ailleurs, même en France, le pays de la satire politique par excellence, il y a zéro journal satirique hormis Charlie Hebdo et Siné mensuel. Depuis 2011 (et n’en parlons pas depuis 2015), bon nombre de festivals de dessin de presse ont disparu. Paris n’en a pas. Il n’y a aucun musée spécialisé, à part à Lisle-sur-Tarn et l’espace d’exposition du Salon de Saint-Just-le-Martel. Au pays d’Honoré Daumier !
Depuis 2011 (et n’en parlons pas depuis 2015), bon nombre de festivals de dessin de presse ont disparu. Paris n’en a pas.
Enseignez-vous la caricature et le dessin de presse ?
Lors d’événements comme la Semaine de la presse, je propose des ateliers de dessin de presse dans mon bahut et dans d’autres à Tunis. Avec mes collègues dessinateurs, nous intervenons aussi beaucoup via Cartooning for Peace, dans les zones dites difficiles : le 93, les quartiers nord de Marseille, Molenbeek… En Tunisie, j’ai animé des ateliers dans les centres de détention pour mineurs, dans les prisons pour hommes et pour femmes.
Parler de notre métier et aborder, sans tabou, ces sujets brûlants avec les gamins, c’est leur apprendre progressivement à réfléchir, leur donner de la matière pour argumenter, construire leur esprit critique afin de s’exprimer librement
C’est une activité continuelle, en fait, qui permet de créer le dialogue là où politiques et médias ne cessent de dresser des murs. On parvient à déconstruire l’intolérance. Parler de notre métier et aborder, sans tabou, ces sujets brûlants avec les gamins, c’est leur apprendre progressivement à réfléchir, leur donner de la matière pour argumenter, construire leur esprit critique afin de s’exprimer librement plutôt que de répéter les préjugés habituels et rester prisonniers des émotions rudimentaires (j’aime, grr, ah ah) des réseaux sociaux. Je n’ai que des retours positifs de la part des enseignants. Le fait que je sois tunisienne et vive en Tunisie permet d’apporter un certain regard, tout comme le font les collègues venant de Libye, du Sénégal, du Danemark…
Et le fait d’être une femme au cœur d’une activité traditionnellement masculine ?
Je ne me suis pas posée la question en commençant à dessiner. Au début, on a cru que Willis était un mec (rires). Quand j’ai révélé mon identité, l’accueil a été très positif. Bien sûr, il y a toujours une clique d’abrutis frustrés ! Le problème, c’est quand ils sont à l’Assemblée ou au gouvernement. Là, c’est autre chose, et là, je les dessine et je les ridiculise.
La manipulation est à tous les niveaux, aussi quand je fais un dessin, je veille à bien sourcer mon information
Actuellement, une campagne est menée contre les mères célibataires, les prostituées… Des bourrins mettent leur virilité dans l’attaque des plus faibles ! Heureusement, il y a la société civile, et nombre de féministes qui se battent tous les jours. Le pays est gangrené par la corruption, il est économiquement à genoux, donc il faut arrêter d’insulter notre intelligence avec de tels sujets de diversion. La question est comment payer son loyer et comment survivre. La manipulation est à tous les niveaux, aussi quand je fais un dessin, je veille à bien sourcer mon information pour ne pas faire le jeu des instrumentalisations. • Propos recueillis par Aline Noël
Sont parus en auto-édition :
Chroniques de la révolution, tome 1, 2011.
Willis from Tunis, tome 2, 2012.
Manuel du parfait dictateur, tome 3, 2015.
Chat noir, 2017.
Et aux éditions Élyzad :
Willis from Tunis, 10 ans et toujours vivant !, tome 4, 2020.