Réduction du droit de grève, licenciement en cas de contestation, dénigrement continu des enseignants dans les médias, voilà en quelques mots ce que le gouvernement d'extrême droite fait à l'éducation.
Témoignage de Katalin Törley, ex-enseignante militante au sein d’un mouvement d’opposition hongrois.
Un entretien publié en février, qu’il est opportun de republier maintenant !
Propos recueillis par Laurent Kaufmann, Stéphane Germain et Dominique Bruneau
Katalin était professeur de français dans un lycée de Budapest, lycée possédant la plus grande section bilingue de Hongrie. Elle y a enseigné durant 23 années jusqu’en septembre 2022 où elle a été licenciée du fait de sa participation à un mouvement de désobéissance civile dénonçant la politique menée par le gouvernement de Viktor Orbán.
Elle représente depuis 2016 un mouvement hongrois Tanítanék dont la traduction est « Je voudrais pouvoir enseigner ».
Qu’est que « Tanítanék », mouvement que vous représentez aujourd’hui ?
C’est un mouvement de protestation des enseignant.e.s hongrois.e.s né en 2016 en réaction de la nouvelle loi promulguée par le gouvernement hongrois sur l’enseignement public.
Ces lois mises en œuvre depuis 2011 par les différents gouvernements Orbán, ont des conséquences dévastatrices sur l’enseignement dans le pays.
Notre mouvement n’est pas un syndicat mais une entité qui travaille avec eux.
Ce mouvement, de par son statut, peut se permettre plus de liberté que les syndicats.
Nous pouvons ainsi parler de l’ensemble des personnels qui travaillent dans l’enseignement mais aussi et surtout des élèves. Nous pouvons donc dénoncer les conséquences néfastes des mesures prises sur la scolarité des élèves de la maternelle au baccalauréat.
Nous coopérons également avec des établissements de l’enseignement supérieur car, pour nous l’enseignement est un tout, un ensemble à ne pas segmenter et à gérer de façon séparée.
Nous avons aussi parfois des coopérations avec les partis de l’opposition à Viktor Orbán tout en gardant une certaine indépendance.
De par notre action, ces deux dernières années, nous avons pu élargir notre sphère d’influences. Nous avons maintenant un réseau élargi de personnes qui suivent nos publications, environ 100 000 personnes. Ce ne sont pas uniquement des enseignant.e.s mais aussi des parents qui rejoignent notre inquiétude.
Peux-tu nous en dire plus sur ces lois de 2011 qui ont changé profondément l’enseignement en Hongrie ?
Avant 2010, le système éducatif hongrois était très décentralisé et on accordait aux enseignants, aux établissements scolaires une grande autonomie notamment en matière de pédagogie.
Depuis 2011 et les différentes lois promulguées, il y a une reprise en main très descendante avec un caractère bureaucratique fort. Progressivement, Viktor Orbán a remis à plat le statut des enseignant.e.s et les rémunérations.
Il ne cesse de communiquer de façon très vindicative en dénigrant systématiquement la profession enseignante.
Le débat sur l’éducation n’existe donc plus dans les médias classiques et il n’y a plus vraiment de vision pour les élèves.
Ce discours populiste contre les enseignants permet d’éviter des problèmes qui existent. Entre 30 et 35% de la population enseignante est syndiquée en Hongrie mais ces chiffres ne sont pas forcément fiables aujourd’hui tant une certaine peur s’est installée.
Cela pose d’ailleurs problème car le gouvernement ne veut traiter qu’avec les syndicats représentatifs forts, ce que les syndicats actuels ne peuvent avoir. On a surtout deux syndicats forts, qui ces derniers temps travaillent mieux ensemble grâce à un compromis et en lançant différentes grèves pour forcer le gouvernement à négocier.
Pour les enseignants non syndiqués, ces deux syndicats ne sont pas forcément représentatifs de la profession.
Notre mouvement est donc né de cela pour donner une alternative aux gens qui n’ont jamais eu ou qui n’ont plus confiance dans les syndicats hongrois actuels.
Pourquoi mettre l’éducation au centre dans vos protestations ?
La culture de protestation, de grève n’existe pas en Hongrie. Cela fait partie de notre histoire.
La confiance dans les partis politiques et dans les syndicats est faible.
La solidarité n’est pas installée dans la société.
Notre démocratie est très récente (30 ans). Nous connaissons depuis 13 ans une forme de « dictature », de populisme avec le pouvoir en place. Cela ne permet pas aux Hongrois et Hongroises de s’organiser, d’apprendre cette culture du partage et de la réelle démocratie.
Dans ce contexte, Tanítanék considère qu’il faut agir notamment autour de l’éducation. On est tout de suite par cela confronté à la question de l’éthique professionnelle et des droits de l’Homme.
Agir sur l’Éducation, c’est agir sur l’ensemble du système pour plus de démocratie.
Quand on parle d’Éducation nationale, de l’intérêt des élèves, d’égalités des chances, cela permet d’aborder la question du déficit démocratique dont notre pays souffre aujourd’hui. On élargit donc nos horizons philosophiquement et politiquement inévitablement.
Qu’est-ce qui a pu pousser le peuple hongrois à voter Viktor Orbán et ainsi l’amener à prendre le pouvoir ?
Pour nous il y a plusieurs explications. Il y a tout d’abord en Hongrie un manque de tradition démocratique. Beaucoup de Hongrois vivent dans la nostalgie d’un État tout puissant qui nous dit tout et qui fournit des prestations. Seconde explication, l’individualisme de la société : chacun raisonne par rapport à ses propres intérêts, grâce à son argent ou son réseau. C’est un fonctionnement par népotisme. Les individus sont tournés vers eux-mêmes en oubliant ce qu’est une société.
Ensuite, après le changement de régime en 1990, la Hongrie a connu de gros problèmes économiques et politiques. Avant 2010, les personnes au pouvoir, plutôt de gauche, étaient mafieuses. Cela a généré de la colère dans le pays. Le terrain était donc favorable à l’arrivée de Viktor Orbán au pouvoir et de l’extrême droite de par son discours de chef et anticorruption.
Comment Viktor Orbán exerce-t-il son pouvoir ?
Il joue beaucoup avec l’inconscient collectif, les peurs, les besoins d’être défendu, protégé. Il a phagocyté tous les médias. Aujourd’hui, les électeurs d’Orban sont les grandes victimes du système qu’il a installé.
Ce sont surtout des personnes vivant dans de petits villages, isolés avec un fort chômage et dans la pauvreté.
Orbán joue beaucoup avec leurs sentiments en créant un ennemi quelque part : les migrants, Bruxelles, les enseignant.e.s. Ces groupes constitueraient une sorte de menace et il entend être celui qui va les protéger de ces menaces. On est dans un populisme qui joue avec les peurs viscérales des Hongrois.
Il s’assure d’autre part que tous les groupes qui possèdent des informations qui entendent communiquer sur ces peurs ne puissent le faire. On est donc dans une nouvelle forme de féodalité avec un clientélisme installé autour du pouvoir. Les gens qui meurent parce que le système de santé ne fonctionne plus, les familles qui n’ont pas d’enseignant pour leur enfant à la campagne à cause du système installé par Orban, vont accepter cela pour être protégé contre des menaces qui dans la réalité n’existent pas.
Comment les enseignant.e.s se positionnent en Hongrie par rapport au pouvoir en place ?
Après l’adoption de la nouvelle loi sur l’éducation en 2011, ceux qui l’ont lu pouvaient déjà pressentir qu’elles représentaient un danger pour la profession, pour l’éducation, pour le système éducatif.
Dans la mise en pratique de cette loi, le pouvoir a pris beaucoup de précautions. On n’a donc pas vu tout de suite l’ampleur de ce que cela aurait comme conséquences. Les protestations après 2011 étaient très isolées et ne mobilisaient que peu de personnes.
En 2014-2015, une étape va être franchie avec la centralisation, la fin de toute autonomie laissée aux enseignants et aux institutions, la privation laissée aux municipalités d’avoir leur mot à dire sur la gestion des établissements scolaires.
Cela a engendré des problèmes quotidiens dans les établissements scolaires : plus de craies pour les tableaux, plus de papiers pour les élèves. Beaucoup d’enseignants se sont donc rendu compte qu’il n’y avait plus de dialogue possible avec l’institution et ce pouvoir centralisé.
Fin 2015, la moindre étincelle entraînait une forte mobilisation du corps enseignant. Un collègue enseignant a alors écrit une tribune listant tous les problèmes issus de cette Loi et notamment en quoi elle nuit aux enfants. Cela a été un déclencheur pour beaucoup de personnels dans le pays qui se sont mobilisés non pas pour eux mais pour les élèves. C’est là que le mouvement Tanítanék auquel j’appartiens est né. Plus du tiers des établissements hongrois se sont joints à l’appel autour de cette tribune. On a vu aussi des parents nous rejoindre ce qui était très nouveau en Hongrie.
Qu’avez-vous donc fait pour vous mobiliser contre cette loi ?
Clairement, si on appelle à une mobilisation, cela suit.
Malgré les problèmes salariaux que connaissent les enseignants qui mobilisent plutôt les syndicats, Tanítanék a attaqué le pouvoir sur des questions structurelles et de contenus : pourquoi on ne peut plus choisir de manuels scolaires ? Pourquoi les programmes sont idéologisés ? comment gérer un système aussi vaste et varié d’un seul endroit ? Où est le principe de subsidiarité ? Pourquoi a-t-on ôté toute autonomie de décisions notamment dans la liberté pédagogique des enseignants ?
Le Covid est venu rajouter de la détresse chez les enseignants aussi il nous est apparu nécessaire d’aller sur des questions plus classiques : les salaires (qui ont connu une dévaluation extrême du fait de l’inflation galopante en Hongrie), la charge de travail, les conditions d’exercice du métier, le manque d’enseignants y compris dans les lycées huppés de centre-ville, un âge moyen des enseignants autour de 52 ans et peu de jeunes qui veulent entrer dans la profession.
Comment a réagi le pouvoir ?
Il y a deux ans quand les mobilisations ont repris, le pouvoir a limité le droit de grève des enseignants.
D’autre part, les négociations qui avaient lieu auparavant autour des minima de rémunération qui pouvaient amener à la saisie de la justice faute d’accord ont été modifiées par décret du pouvoir.
On a changé les obligations des enseignants en les obligeant les jours de mobilisation à maintenir 50 % des cours, en décrétant que la garde des enfants doit être assurée à 100 % du 7 h à 17 h00, en maintenant 100 % des cours pour les élèves de terminale. Dès lors, cela rend la grève invisible et impuissante.
Cela a engendré des mouvements de désobéissance civile chez des enseignants en arrêtant de travailler et d’assurer les cours ou la garde des enfants. Ce mouvement a réussi à montrer à des nombreux citoyens qu’au-delà des problèmes dans l’enseignement, les enseignants n’acceptent pas l’exercice d’un pouvoir abusif.
Pour contrer cela, le pouvoir a licencié des enseignants dont je fais partie. Il a également promulgué une nouvelle loi sur le statut des enseignants leur enlevant le statut de fonctionnaire. Cette loi a pris le nom de « loi de vengeance ».
Beaucoup d’enseignants ont alors démissionné, d’autres sont restés mais avec du remord et devant faire face à de grandes difficultés.
Les questions salariales ne sont toujours pas réglées et le corps enseignant parce qu’il n’y a pas de culture de solidarité, syndicale est retombé dans l’apathie et l’attente tout en ayant une vision très individualiste (ma retraite, mon salaire, mes petits privilèges, la progression de ses enfants).
Mais encore ?
Ce n’est pas parce qu’il y aura une augmentation du salaire qui est aujourd’hui garantie que cela va résoudre le quotidien des enseignants. Les problèmes d’exercice du métier demeurent, la liberté pédagogique n’existe plus. Les victimes de ce système, ce sont avant tout les élèves. On ne résoudra pas par exemple la pénurie d’enseignants. Si les jeunes ne viennent pas, ce n’est pas seulement à cause du salaire, c’est aussi parce qu’ils attendent un statut d’intellectuel autonome, un défi dans leur métier où ils vont pouvoir s’épanouir. Le gouvernement ne communique que par des insultes vis-à-vis du métier, avec des humiliations quotidiennes où on ne parle que des congés d’été des enseignants (3 mois), du travail que le matin, jamais des préparations. Ces stéréotypes sont renforcés dans les médias par le gouvernement, les chroniqueurs télé qui ne respectent pas la profession. Comment avoir envie alors de venir exercer ce métier.
Comment agissent certains enseignants face à ce pouvoir ?
On voit se développer une certaine résistance passive des enseignants face aux mesures. Par exemple, pour résister au manuel unique demandé par le pouvoir, les enseignants font acheter aux familles divers outils pédagogiques, divers manuels alternatifs. On voit dans certains établissements des caisses noires permettant ces achats.
Cependant, on a une profession fatiguée. Face à l’indifférence de beaucoup de parents il est difficile d’agir.
C’est d’autant plus compliqué que les critères par exemple, pour obtenir le baccalauréat sont fixés suivant les programmes définis dans les nouveaux manuels étatiques. Les enseignants sont donc dans un certain étau qui les prive de leur conscience professionnelle notamment vis-à-vis de la réussite de leurs élèves dans les programmes en vigueur.
La question qu’ils se posent, c’est : est-ce que je fais comme cela devrait être fait pour ouvrir les élèves sur le monde, de façon compatible avec ma conscience professionnelle ou je prépare mes élèves aux épreuves ? Les deux approches ne sont pas compatibles.
On a une volonté du pouvoir d’annihiler leur liberté de pensée pédagogique.
En plus on est un système éducatif très ségrégué, avec une forte inégalité des chances en fonction de l’origine sociale, où des dizaines de milliers d’élèves (les Roms de Hongrie) sont exclus des établissements scolaires, l’ascension sociale y est très difficile.
Les résultats aux enquêtes internationales sont mauvais pour la Hongrie mais le pouvoir détourne les résultats en les positivant et la population le croit.
Y a-t-il un réveil citoyen en Hongrie ?
Malgré la réélection d’Orbán, il se passe quelque chose et on en est très fier à Tanítanék. Mais ce n’est pas assez. On a réussi à atteindre une partie de la population mais nous n’avons pas encore atteint une masse critique. Si des gens ont manifesté et continue de le faire, ils attendent un peu que l’on soit le messie qui résoudra les choses au lieu d’accompagner, de faire, de se mobiliser sur la durée.
Depuis 2022, on a franchi une étape puisqu’ les groupes défendant une certaine vision de l’enseignement (parents, lycéens, élèves, enseignants, syndicats) se sont regroupés. Si on parvient plus facilement à faire passer des messages, ce n’est toujours pas assez.
Nous devons sortir des grandes villes pour aller porter notre discours en campagne, là où se situe l’électorat d’Orbán. Cette conscience citoyenne progresse mais les gens doivent faire face à la peur, aux menaces et à la désinformation. En fait, ce sont les perdants du système Orban qui votent pour lui et ça pour moi, c’est difficile à comprendre.
Comment sortir de ce système et réveiller plus profondément la population en Hongrie ?
C’est un processus extrêmement lent. Cela passe par un renforcement des réseaux de contre information pour toucher le plus de personnes possibles notamment dans les contrées reculées de notre pays. On essaie aussi de continuer de faire des alliances avec des associations de parents, de lycéens, des syndicats et des instances européennes ou des organismes d’autres pays.
Face au burn-out actuel, on continue de faire ce travail d’éducation tout en restant visible dans les médias indépendants du pouvoir qui existent encore un peu.
Nous avons deux ans avant les prochaines élections législatives et il nous faut progressivement éveiller les consciences citoyennes. Cela commencera par la campagne lors des municipales et pour les européennes de cette année.
Expliquer aux gens que c’est permis et important de donner son avis demande un temps long surtout dans notre société actuelle. On commence a voir des mouvements chez les jeunes lycéens, les jeunes parents mais cela reste fragile car la démarche est avant tout très individuelle et tournée vers des intérêts propres.
Il faut avant tout créer un discours à portée des gens, audible par tous. Ca commence à fonctionner de ce côté donc il faut continuer à donner les enjeux sur l’enseignement, à rester dans le concret.